mardi, juillet 13, 2010

Tribute


Cette photo a été prise une semaine après, le 19 janvier. J'en avais à l'époque beaucoup voulu à L, qui l'avait prise sans me demander mon avis. Je laissai échapper quelques larmes, pour la première fois, en espérant que personne ne me verrait. Nous n'avions pas le temps. Aujourd'hui je pense que L a bien fait. Cette photo me rappelle à moi-même.

Six mois plus tard exactement, tout cela semble dérisoire. Je me disais que cela serait un jour comme les autres. Et non. J'ai passé une soirée magnifique avec F et R. De la tendresse en barre, que même les loukoums ne leur arrivent pas à la cheville pour ce qui est de l'amour sucré jamais écoeurant. La terre promise.

La culpabilité du survivant n'est pas celle que l'on croit. Elle n'est jamais d'avoir survécu là où d'autres sont morts. Je traîne la mienne, comme beaucoup trop d'autres, en forme de tatouage discret. On ne la ramène pas quand notre vie n'a tenu qu'à un fil.

Je n'ai pas pensé à vous, mes amis, mes proches, qui m'avez tant entourée, lorsque tout a tremblé. Je n'ai pensé qu'à moi et à mon entourage physiquement proche. Et cela se résume à quelques mètres carrés. Rationnellement, cela fait sens; mais il faut vivre ensuite avec cette certitude que oui, la dernière image, lorsque l'on pense mourir, est celle de sa petite existence, de son futur immédiat, et des petites bassesses nécessaires à sa préservation.

Puis vient, par la suite, la culpabilité la plus énorme qu'il soit: celle de vouloir ne jamais avoir assisté à pareil spectacle et celle, bien plus profonde, bien plus durable, de regretter ces moments extrêmes durant lesquels nous avons pu observer une humanité sans fard. Une solidarité qui ne pouvait plus se satisfaire de ces petites intrigues néanmoins nécessaires à la vie quotidienne. Un truc énorme.

Murakami, dans l'Oiseau à Ressort, décrit cette beauté atroce entraperçue au fond d'un puits, quand nul espoir ne subsiste devant la fin d'un monde. L'horreur la plus graphique, et l'humanité la plus vraie. Elle passe et ne revient jamais, effrayante et somptueuse, existence tangible mais furtive, vite réintégrée dans l'individualité.

Antelme disait: "le sentiment ultime d'appartenance à l'espèce humaine". Je pense que c'est ce que nous nous avons expérimenté.

Haïti en surprendra encore plus d'un, par la dignité de son peuple et son endurance protéiforme. Mais cette chose que nous avons aperçue dans les décombres, malgré l'odeur, malgré l'horreur, cette humanité splendide, terrifiante et fugitive a disparu. Je m'en voudrai toujours de la regretter.

Je dédie ce message, du fond de mon coeur, à Lisa, Jan, Mamadou, Fred, Renée, Andrea, Nivah, Guido, Cleiton, Andrew, l'autre Andrew, Luis, Emilio, Ann, Kai, Gerardo, Cecilia, Parnel, Doug, Alexandra, Nicole, Jerome, Misha et Lionel. A tous ceux que je connaissais moins pour en dire le nom. A leurs proches, et à tous ceux qui se retrouvent, aujourd'hui, à vivre cette réalité de l'absence.

Et je le dédie également aux vivants, à vous tous qui rendez ma vie plus belle tous les jours.

Forward always. To Haiti; and us.