mercredi, avril 21, 2010

Deadwood

Je me rends compte que je n’ai pas écrit sur ce blog depuis longtemps. Alors ça mérite bien un petit update. Pas façon CNN, hein !, juste mon petit niveau.

Hier soir, j’ai été manger avec DR chez M et D. DR, c’est mon boss, et D, c’est mon ancien colocataire, du temps où nous avions une maison dont nous étions parvenus à faire un foyer –chose inestimable dans une vie d’expat’. M, c’est sa petite femme, tout juste arrivée en Haïti rejoindre son homme. Il n’y a pas 3 mois, ils n’imaginaient sans doute pas se retrouver ainsi, nouveau boulot pour tous les deux, nouvelle vie, nouvelle maison, et pourtant voilà, même un 12 janvier peut donner naissance à des choses belles.

Ce joli dîner a d’une certaine manière scellé d’une manière très douce, agréable et naturelle la transition de l’avant à l’après. On prend les mêmes, moins et plus pas mal d’autres, et on ne recommence pas, on avance. Nous nous sommes rendu compte, de façon indubitable, que ce qui était parti l’était pour toujours. Nos repères. Notre maison. Les habitudes prises au cours de ces deux dernières années. Des amis. Le lambi préparé par les pêcheurs sur la superbe plage publique de Petit Goâve, sans restau ni hôtel, et où il fallait ramener son pique-nique (une plage, quoi !), aujourd’hui investie par les internationaux en poste à Léogâne et qui ne tardera pas à s’aménager, même joliment. Ce petit rade près de Delmas. Plus récemment, cette harmonie éphémère née des ruines et de la nécessité. C’est marrant. Ce sont surtout les bons souvenirs qui restent.

C’est bête mais je pense à Al Swearingen, dans Deadwood, l’affreux patron de rade pas-si-méchant-que-ça-au-fond-mais-chut-faut-pas-le-dire. « Things are just changing. There’s nothing to be afraid of. It is just change”.

2010 avait pourtant bien commencé. « Promising », avais-je écrit en statut fessebouc. Le 8 janvier arrivait P, mon nouveau collègue, que l’on avait sacrément rincé pour l’occasion. Nous avions croisé C, qui pour une fois buvait un verre après le service en affichant son plus beau sourire et nous avait finalement laissés pour aller rejoindre sa femme et son petit garçon. Le 9, dîner à la maison ; MB était là, et nous nous étions promis une bière la semaine suivante pendant que F, en bon voisin, s’était joint à nous pour un verre. Le 10, nous étions allés à la plage, où nous avions nagé et ri avec E, qui nous avait menacé des pires châtiments si nous ne venions pas partager sa table le dimanche suivant. Le 11, L était rentrée de vacances avec son fiston, avec une pêche à décorner tous les pontes de l’ONU, des projets plein la tête et toujours son rire autour de nos cafés crâmés rendus meilleurs par ses conseils toujours judicieux et son exigence intellectuelle. Le 12, j’avais oublié de copier pour G la saison 2 de Rome, parce que oui c’est comme ça que se finissent les réunions stratégiques, mais ce n’était pas grave car ce serait pour le lendemain.

Et puis voilà. C, MB, F, E, L, G sont morts. Et J, et A, et A et N. Ainsi que beaucoup, beaucoup trop d’autres. Des alphabets qui n’en finissent pas, juste dans ces trois lettres-là : PAP. Un coup de boomerang du P, sans doute, devant tant d’insouciance.

Il y a eu les cadavres, l’urgence, la désolation, pas d’eau, pas le temps de réfléchir, encore des cadavres, encore, encore, encore, les quartiers écrasés, l’odeur, la colère, la fatigue, pas de couvertures pour personne, les nuits dans la voiture heureuse de pouvoir en partager une, les nouveaux visages, la dignité de ceux croisés dans les rues, pas assez de mots ou trop au contraire pour dire tout cela. Et surtout une humanité qui, dans ces moments extrêmes, s’est révélée n’être pas si dégueulasse que ça.

Puis je suis rentrée en mars, la peur au ventre en me demandant comment faire cette chose simple de retrouver mon petit monde et si moi aussi j’avais changé. Pas trop en fait (enfin, je ne crois pas). J’ai pu apprécier, dans toute sa pudeur et sa véracité, l’amour de mes proches et de mes amis. J’ai vu la Mammick, et j’ai retrouvé deux petites puces qui hantaient un passé jamais complètement révolu et qui maintenant font partie de mon présent. Moins de deux semaines après, je disais au revoir à la Mammick comme on réalise que l’enfance ne survit que dans ses souvenirs et ce que l’on veut bien en faire. J’ai fêté la nouvelle année en forme de poisson d’avril. Accessoirement, j’ai rayé la Sicile de la carte mais ça c’est de bonne guerre et croyez-moi les filles, c’est un service que je vous rends (gnark gnark).

Je vois toujours ces chairs abîmées, connues ou non, et ces anonymes qui n’en sont plus vraiment car l’on pense à eux, même nous qui ne les connaissions pas. De loin, j’ai parfois l’impression de reconnaître l’allure de F, la démarche de C, la coupe de L, l’uniforme de E, et de ceux qui ont, d’une manière ou d’une autre, rythmé mon quotidien depuis près de deux ans. Je sursaute si les rangers de mes poilus font un peu trembler le bureau/container ou lorsque les chiens aboient en pleine nuit. Je balise une pièce d’un coup d’œil avec la satisfaction de faire la nique au plafond. Je me suis habituée à repérer mon chemin dans Port-au-Prince meurtrie au gré des décombres et des déblaiements journaliers. Et il y a des sourires qui s’échangent et qui dépassent toutes les frustrations de ne pas pouvoir en faire assez au boulot, toutes les incertitudes concernant ce pays que j’ai appris à aimer et avec lequel j’aurai toujours une relation à part.

Haïti forever, and a huge damn tribute to Haitians.

Voilà. J’étais partie pour huit mois, et fin juin, cela en fera 26. Avec les derniers en mot-compte-double. Une sacrée putain de partie de scrabble. On me dit parfois : « ha bah toi, tu traînes un bon paquet de casseroles!”. Je les aime bien, moi, mes casseroles. Et puis je les brique. Et l’avantage d’avancer d’avec, c’est qu’elles font suffisamment de boucan pour me rappeler à moi-même. Alors pas question de s’arrêter pour qu’elles fassent moins de bruit. Faudrait pas s’oublier, tout de même.

« Everything changes. There’s nothing to be afraid of ».